Creux de vague dans l’industrie du jeu vidéo

Ubisoft a mis à pied 120 personnes dans son studio de Montréal en novembre 2023.

Le jeu vidéo vit une dualité plutôt surprenante. D’un côté, 2023 et 2024 sont peut-être les meilleures années de l’histoire de l’industrie en termes de qualité des jeux avec les colossaux Baldur’s Gate 3, Diablo 4, Final Fantasy 7 Rebirth ou The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom en plus d’un nombre de jeux quasi record avec une note de plus de 90 % sur Metacritic. Mais de l’autre côté, l’industrie a mis à pied plus de 20 000 de ses travailleurs globalement et de nombreux projets ont été abandonnés.


Le début de l’année a été plutôt catastrophique alors que Riot Games (530 personnes), Microsoft Gaming (1900 personnes), Sony (900 personnes) et Electronic Arts (670 personnes) ont tous mis à pied des centaines d’employés. Au Québec, on estime avoir perdu entre 500 et 600 emplois sur 15 000 depuis le début de 2023. Eidos-Montréal a licencié environ 100 personnes le 29 janvier alors que 42 postes ont été abolis chez Beenox à Québec quelques jours plus tard. Récemment, c’était au tour de Behaviour Interactive, créateur de Dead by Daylight, de mettre une centaine d’employés à la porte. Avalanche Studios a également fermé son emplacement à Montréal.

Pour Jean-Jacques Hermans, directeur général de la Guilde du jeu vidéo du Québec, cette vague de mises à pied frappe certes fort, mais n’est pas une surprise pour l’industrie.

«Il y a eu une grosse croissance pendant la pandémie. Il y avait beaucoup de joueurs et beaucoup d’argent disponible. Il y a des studios qui ont grossi trop vite. Tout le monde s’attendait à un plafonnement. Est-ce qu’on s’attendait à cette ampleur? Probablement pas, mais il y a eu moins d’impact au Québec, car que je crois que l’industrie était mieux contrôlée.»

De plus, avec environ 1000 jeux lancés sur Steam chaque mois, la compétition est trop féroce pour soutenir autant de studios selon M. Hermans. Et c’est surtout les petits qui écopent.

«Il y a un engouement pour les studios indépendants partout dans le monde avec toutes sortes d’incitatifs économiques, mentionne-t-il. C’est devenu hyper compliqué pour les studios de se démarquer. Donc je pense que c’est normal de voir une restructuration. On est devenu trop gros, trop vite.»

Les fameux crédits d’impôt

Autre nuage noir à l’horizon pour l’industrie au Québec, les crédits d’impôt deviendront beaucoup moins intéressants, selon la Guilde, à partir du 1er janvier 2025. Dorénavant, les premiers 18 000 $ en rémunération ne feront plus partie du calcul pour l’obtention des crédits. En contrepartie, le plafonnement de cette mesure, autrefois à 100 000 $, a été écarté. Ces mesures ont été mises de l’avant par le gouvernement dans le dernier budget pour recentrer l’aide fiscale sur des emplois hautement spécialisés et bien rémunérés.

Or, selon la Guilde, ces mesures n’atteignent pas la cible désirée alors que 80 % des studios au Québec comptent 50 employés et moins.

«Il n’y a pas de salaire de 100 000 $ dans ces entreprises, explique M. Hermans. Le déplafonnement leur donne zéro. La moyenne salariale dans ces entreprises tourne autour 60 000 ou 65 000 $. La moyenne globale de l’industrie au Québec est de 88 000 $, mais ça compte les gros salaires dans les grosses entreprises.»

Jean-Jacques Hermans, directeur général de la Guilde du jeu vidéo du Québec

La Guilde a commandé une étude d’impact avec PricewaterhouseCoopers. Elle a été partagée avec le gouvernement il y a quelques semaines dans une rencontre entre avec les ministres des Finances et de l’Économie.

«En résumé, les petits studios perdent entre 45 % et 68 % de leurs crédits d’impôt sur une période de trois ans, mentionne M. Hermans. Pour les structures moyennes, ça varie de 30 % à 50 % alors que les grosses entreprises sont frappées entre 5 % et 16 %. Ce qu’on a dit au gouvernement, c’est qu’il frappe les entreprises qu’il ne veut probablement pas frapper.»

M. Hermans est clair; si les modifications passent telles quelles dans quelques mois, l’industrie se dirige vers une décroissance dans la province.

«On n’est pas innocent non plus, on comprend la réalité économique et on comprend qu’il y a 11 milliards de déficits. On comprend aussi qu’on est dans le plein emploi. Mais les crédits ne servent plus à créer des emplois, ils servent à rester compétitif face au monde. On est une industrie mature, c’est vrai, mais maintenant que tout le monde a copié ce modèle à travers la planète, comment est-ce qu’on fait pour rester compétitif face à l’Arabie Saoudite, le Koweït, la France ou l’Ontario qui ont des incitatifs économiques maintenant plus forts que nous?»

La Guilde continuera ses représentations auprès des instances gouvernementales.

«On n’a pas l’illusion de penser que le gouvernement serait tout d’un coup prêt à faire des accommodements dans le jeu vidéo alors qu’il n’a pas voulu en faire dans d’autres industries, mais on fait notre travail, résume M. Hermans. Peut-être qu’on est capable de mettre en place des façons de financer des studios différemment qu’avec les crédits d’impôt avec d’autres ministères?»

Simon Roberge

Simon Roberge, La Tribune

Simon Roberge est journaliste économique pour La Tribune. Il s’intéresse aux entreprises locales et aux enjeux de la région.